Sens, le 16 juin 1812.
Mon cher de Sixte,
C’est en fait. J’ai
quitté Paris lundi matin par le coche de huit heures et c’est de
Sens que je t’envoie ce premier courrier. Tu
vois je suis fidèle à la parole donnée, quoi qu’en puisse penser ma
délicieuse Lolette qui pour le présent, j’aime à l’imaginer, est
plongée dans le plus affreux désespoir. Tu sais, Pylade, à quoi
t’oblige l’amitié. Va porter à cette belle les consolantes paroles
de la raison ; prends sa main qu’elle a fine, monte un peu plus
haut, découvre un bras potelé, attire cette tête charmante sur ton
jabot, et si ce n’est déjà fait de longue date, bois d’un tendre
baiser des pleurs qui risqueraient de rougir, en ne tarissant pas,
les plus beaux yeux du monde : que Mlle Arlette de Champigny me
pardonne, elle que je ne connais point encore et qui sera ma femme
s’il plaît au ciel, et si la complicité d’un père prévoyant et de
ma tante de Vinneuf porte ses fruits. C’est demain que j’affronterai
les charmes de cette jeune personne. Les épreuves dureront environ
un mois à la Commanderie de Vinneuf que je me représente comme le
séjour maussade d’une vieille dame dévote et d’une petite oie
blanche habile à la tapisserie.
Où sont, mon cher, où
sont nos soupers chez la Marion, nos parties de lansquenet du 113,
et Lucette, et Camille, et Sophie, et Lolette ?
J’arriverai en calèche de
louage sans mon bagage, car je le laisse provisoirement à l’auberge,
Sens n’étant qu’à 5 petites lieues de Vinneuf, et la tour d’Argent
offrant pour un temps au dépaysé que je suis quelque consolation… Ce
n’est rien, mais c’est assez pour me faire oublier un peu que je
deviens un homme sérieux sur le point de traiter un mariage
considérable.
Sache donc qu’au
départ, dans la cour des Messageries, mon attention se porta sur un
couple assez mal assorti pour me donner à réfléchir. De l’homme,
rien à dire, gros et court, un ballot. Si bien que je m’étonnais que
les gens ne l’eussent point déjà crocheté pour l’ajouter aux colis
déjà sur le faîte. Mais elle…
Ah ! mon cher ! Elle !... D’un regard j’eus détaillé les yeux
ardents et rieurs, la bouche en fleur, la gorge haute, les reins
souples, et en une seconde je résolus de voisiner avec elle durant
la route. Par une fatalité, je voyais le gros époux s’agiter en
brandissant les cartons verts de deux places d’intérieur tandis que
j’avais retenu la mienne dans le coupé. Promptement, j’allai au
bureau, j’échangeai mon billet rose contre un autre de la couleur de
l’Espérance et j’eus la joie au départ d’être placé entre mon
inconnue et le capitonnage…
A Maisons Alfort mon
genou rencontra le genou de ma voisine. Ni les cahots, ni les
ornières ne réussirent désormais à rompre cet aimable contact.
A Brunoy, mon pied s’insinua sous le sien de façon à épouser
exactement la rondeur du mollet. A Melun, ma main droite prit
position entre le dossier de la banquette et le … céans de
l’adversaire.
A Fossard un choc
plus violent que les autres me jeta contre une épaule ronde et
j’effleurai d’une bouche furtive une nuque dorée comme le miel…
Enfin, à la côte de la Colonne, ainsi nommée parce qu’à son sommet
s’érige le monolithe rose qui marque la rencontre de feu le Roy
Louis le Bien-aimé avec Marie Leczinska, à la côte de la Colonne
donc, et je ne pouvais souhaiter symbole plus encourageant, tout le
monde descendit, ce qui me permit d’apprécier, découverte un peu
haut, la jambe la mieux tournée terminée par le pied le plus petit,
le plus insolent, le plus fripon qui foulât jamais la route de Lyon.
Bref, nous parvînmes à Sens dans la nuit après un voyage qui me
sembla court à travers une région que l’on dit plate, mais que je
m’entête à considérer comme très mamelonnée et délicieusement
accidentée. |
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Le hasard, Dieu des
amants, voulut encore que la même auberge abritât le couple mal
assorti et ton serviteur. Il voulut de plus que dans le brouhaha
d’une arrivée de messagerie, dans le va et vient des corridors,
brusquement, entre deux portes, la belle inconnue et ton serviteur
déjà nommé, se trouvassent nez à nez ; une étreinte brusque, un
baiser donné et rendu à lèvres silencieuses mais pleines de bonne
volonté, et je me retrouvai cinq minutes plus tard, l’âme incendiée
et la tête à l’envers, assis sur une malle dans mon appartement. |
Que faire des nuits
dans ce trou ? Cette fraîche enfant m’a juré en
rajustant sa coiffure de venir m’aider à en rompre la monotonie
provinciale. Pour les matinées, je les consacre à mon inconnue du
voyage. Quant aux après-midis, ils sont, par les convenances
familiales et sociales, réservés à ma tante de Vinneuf et sa candide
filleule.
Ayant ainsi disposé
de mes batteries, mon plan tracé, ne laissant nulle brèche par où
puisse s’insinuer l’horrible ennui qui rôde aux rues herbeuses des
petites villes, permets, ami que je goûte, comme je ne sais
plus quel général à la veille de quelle victoire le faisait sur un
affût de canon, un repos bien mérité, mais dans mon lit.
Je t’embrasse de
tout mon cœur
André de Courlon.
Pour copie : Henri Montassier
(à
suivre) |